J'ai en mémoire beaucoup de souvenirs.
Beaucoup trop. Et la plupart ne m'appartient pas.
Le temps généralement érode la mémoire. Un à un, les souvenirs s'étiolent puis disparaissent.
Je ne vis rien de tel. Plus le temps passe et plus les détails du passé me reviennent.

Je ne sais même pas par où commencer. Je ne parviens pas à organiser mes pensées. Les souvenirs arrivent presque au hasard, sans que je ne puisse rien y faire. Lorsque j'essaie de me rappeler un événement précis, d'autres surgissent en même temps, et il me devient difficile de les démêler.
Il n'y a qu'une façon d'y arriver, c'est en associant les souvenirs à leur légitime propriétaire. Les souvenirs d'une même personne ont une signature propre. C'est ainsi que je les distingue. Mais les nœuds n'en restent pas moins nombreux.

Je crois que le véritable problème vient du temps. Si ces souvenirs étaient associés à une référence temporelle, alors l'organisation en serait simplifiée.
Mais lorsqu'une histoire se situe hors du temps, elle n'a plus ni début, ni fin. L'ordre des événements n'existe pas et je ne peux les placer sur une ligne continue.

C'est ce problème que je tente de résoudre en couchant sur le papier tout ce qu'abrite ma mémoire. Peut-être à la fin aurais-je une vue d'ensemble qui donnera un sens à tout cela. Un peu comme pour un puzzle où l'image apparaît lentement, au fil des pièces posées : une chose ordonnée, issue d'un chaos.

Pour le moment, il me faut poser la première pièce.
Je crois que le plus simple est de commencer par l'un de mes propres souvenirs. Celui que je sais dater : mon départ d'Hépahïstopole pour l'Horloge, juste avant que tout bascule.

Ce jour là, aux alentours de midi, j'étais au bord de la route, hors de la ville, prête à partir. Teth me rejoignit.
« - Alors ils ont décidé. Ils t'ont désigné pour y aller.»
J'acquiesçais. Chaque année, à la même époque, un conseil se réunissait pour désigner un habitant de la ville pour représenter la cité à la Garde Cronosale, au pied de l'Horloge. Il y avait une règle commune à toutes les cités des Prairies, cette personne devait avoir vingt ans. Lorsqu'elle était désignée, on ne lui accordait que peu de temps avant de partir : une nuit et un matin. Cette année là, ce fût mon tour de partir. Je l'avais appris la veille, et Teth était rentré tard dans la nuit. Je lui avait laissé un mot pour qu'à son réveil, il me rejoigne.
Il me dévisageait d'un air dubitatif. Voyant que je n'ajoutais rien, il reprit :
« - Crois-tu vraiment que ce soit prudent ? La Garde a toujours été exclusivement masculine.»
C'était vrai et je savais qu'on me réserverait sûrement un accueil difficile. Mais je n'avais pas le choix et le défi me plaisait.
« - Raison de plus pour y aller. Les choses doivent changer, répondis-je.»
- Peut-être ... Mais fait tout de même attention à toi.»
L'inquiètude de mon frère me toucha. Je le rassurais :
« - Ne t'inquiète pas, je sais me défendre.
- Je sais, me répondit-il simplement.
- Cesse de faire cette tête là. Tu devrais être heureux pour moi. C'est un honneur .
- Je sais, Eve , je sais. Mais tu n'empêcheras pas un frère de s'inquiéter pour sa petite soeur.»
Sa remarque me fit sourire. Je renchéris :
« - Et tu n'empêcheras pas une soeur de râler sur son grand frère lorsqu'il la surprotège.»
Il me rendit mon sourire. Mais presque immédiatement, une autre inquiétude lui vînt :
« - Es-tu passée aux forges ?
- Oui, j'ai pris le glaive. Bareth l'a parfaitement adapté à ma main. Je regrette simplement que cela eut été nécessaire. J'aurais préféré ne pas y toucher.» Je soupirais. Le glaive de notre père était une des rares choses qu'il nous avait laissé à sa mort, peut-être celle à laquelle il tenait le plus. A contre coeur, j' avais demandé au forgeron de l'alléger. Teth devina ma pensée :
« - Tu le porteras avec honneur. Papa serait fier.
- J'aimerais autant qu'il soit encore là pour le porter.
- Il t'aurait quand même forcer à le prendre. »

Nous étions tous deux assis au bord de la route. Il était temps pour moi de partir, mais je n'avais pas envie de presser cet au revoir. Je sortis le glaive de mon sac et le monta à hauteur de mes yeux. J'y croisais mon regard. Alors une pensée m'effleura. Je me tournais vers Teth et lui décochais un regard accusateur.
« - Quoi ? Qu'est-ce qu'il y encore ? s'irrita-t-il.
- Je me disais que si aujourd'hui papa aurait été fier de moi, il l'aurait été beaucoup moins de toi la nuit dernière lorsque tu es rentré.»
Teth rougit. J'avais obtenue ce que je voulais et en ris ouvertement. Mon frère bafouilla :
« - Arrêtes ... Arrêtes!! Tu ... tu m'as entendu ?
- Tu semblais avoir bien bu. Tu sifflais un petit air joyeux, et il s'en est fallu de peu que tu ne l'entonnes à vive voix.»
Il détourna vivement le regard, gêné, mais je ne lâchais pas. L'occasion était trop belle et je n'en aurai pas d'autre avant des mois :
« - C'est Tessia c'est ça ? Elle t'a fait boire !
- Un jeu stupide ...
- Combien de verre as-tu tenu ? »
Il ne releva pas les yeux.
« - Je ne tiens pas l'alcool Eve et tu le sais bien.»
Je le savais effectivement et c'est pourquoi j'insistais :
« - Combien ? »
Je savais qu'il n'oserait pas me l'avouer, mais j'étais bien décidée à savoir.
« - Allez dis-moi ! Je pars bientôt, tu ne peux pas me laisser comme ça sans savoir. De toute manière si tu ne me le dis pas, j'irai voir Tessia pour le lui demander.»
En entendant le prénom de Tessia, il sursauta :
« - Non !! »
Je le tenais :
« - Combien Teth ?»
Il pris un longue inspiration et mumura lentement :
« - deux.»
Je savais que le nombre serait faible mais pas à ce point :
«- DEUX ??»
J'éclatais de rire.
« - Eve, c'était de la Ventia ...
- Mais ... deux ? Teth, tu mets à mal l'honneur de notre famille. »
Ces derniers mots le détendirent et nous rimes tous deux de bon coeur. Je devais partir, mais je partageais sans regret ce dernier moment de complicité. La route allait être longue et l'année s'annonçait difficile. Je ne pouvais dénigrer ces instants de bonheur simple. Teth le savait et il attendit longuement avant de me dire :
« - Il est l'heure à présent.»
Je hochais la tête, et me dirigeais vers ma monture. Tout était prêt, je n'avais plus qu'à partir, mais c'était la chose la plus difficile qu'il me restait à faire. Je montais sur ma selle, pris les rênes et me tournais vers Teth.
« - Tu seras notre cité là bas. Ne l'oublie pas, me dit-il d'un ton grave.»
Mais je n'avais nulle envie de partir sur cette note sérieuse :
«- Ne t'inquiète pas, je tâcherais de tenir plus de deux verres de Ventia.»
Et dans un dernier éclat de rire, je m'élançais sur la route.

Quelques centaines de mètres plus loin, je me retournais et le regardais brièvement dans l'encadrement de la porte de la cité. J'aurais tellement aimé que ce moment ne fusse pas le dernier que nous ayons à partager.